«Avec la crise, on avait l’impression que quoi qu’on fasse, cela allait être faux…»
8 avril 2021Un an après le début de la pandémie, quel regard portent les deux conseillers d’Etat nord-vaudois sur leur gestion de crise? La Région a invité Cesla Amarelle et Pascal Broulis (lire l’édition du 31 mars) à partager leurs sentiments.
Elue en 2017 au Conseil d’Etat vaudois, Cesla Amarelle s’est retrouvée plongée, comme tant d’autres, dans la gestion de crise en mars 2020. La socialiste yverdonnoise explique comment elle a su garder le moral, le sourire et le sommeil malgré le tsunami qui lui est tombé dessus.
Replongeons-nous un an en arrière, quand on venait de comprendre que le Covid était à notre porte et que le danger devenait sérieux. Comment avez-vous vécu l’arrivée de cette pandémie mondiale?
L’année 2020 et ce début 2021 sont tout à fait exceptionnels sur le plan politique et du travail gouvernemental, mais aussi au plan personnel, avec évidemment des préoccupations assez fortes que je n’ai que rarement ressenties par le passé. Ce qui m’a beaucoup pesé, c’est la responsabilité de fermer des écoles, de laisser des enfants rester à leur domicile sans connaître l’impact de cette fermeture pour un certain nombre d’entre eux en termes psychologiques et pédagogiques, ainsi que les inégalités que cela pouvait générer.
L’hiver dernier, vous avez assez rapidement pris la décision de fermer les écoles. Alors qu’aujourd’hui, il ne faut même pas évoquer le sujet. Considérez-vous avoir fait une erreur la première fois?
Non, car la situation était différente. En mars 2020, elle devenait ingérable car nous étions confrontés à une augmentation rapide et non maîtrisée du nombre d’élèves positifs au Covid-19. Mon département ne disposait ni d’outils chiffrés pour observer la propagation ni du matériel de protection nécessaire. Aujourd’hui, nous avons ce qu’il faut pour monitorer les cas et faire des tests rapides. Nous avons aussi des masques et des solutions hydroalcooliques. Nous pouvons anticiper les évolutions sur une base solide afin d’éviter que les écoles deviennent des poudrières épidémiologiques.
Aviez-vous conscience des problèmes et des inégalités que votre décision allait provoquer?
Oui, on en avait conscience. Le Conseil d’Etat a pris cette décision grave de fermer les écoles – ce qui n’était jamais arrivé, même durant la guerre – parce que nous n’avions plus réellement le choix. Il y avait trop d’inconnues et de craintes. Beaucoup d’enfants se rendaient à l’école avec la peur au ventre. En mars 2020, c’était devenu ingérable pour les écoles, pour les parents, pour les enseignants. Pouvait-on leur garantir des niveaux de sécurité suffisants? Non, car on naviguait complètement à vue.
Y a-t-il eu des effets irréversibles?
Certains élèves ont perdu la capacité à comprendre leur métier d’élève. Et ça, quand on le perd, c’est difficile à retrouver. Avec nos yeux d’adultes, on s’imagine que les enfants peuvent tout rattraper, mais ce n’est pas le cas. Le programme scolaire, oui c’est possible, mais ils ne rattraperont pas toute l’expérience de vie qui va autour. Ce qui n’est pas grave en soi, mais pour ceux qui sont très vulnérables et qui sont dans un moment de bascule, cela peut être un déclencheur pour décrocher.
Cet hiver, on a senti que les gens poussaient pour refermer les écoles. Avez-vous subi cette pression?
Oui, on peut même dire que maintenir les écoles ouvertes a parfois été un combat quotidien, surtout en janvier. Chaque jour qui passait était une victoire.
D’ailleurs, ici, certains professeurs ont dit à leurs élèves de prendre toutes leurs affaires à Noël au cas où l’école ne rouvrirait pas en janvier…
Tout à fait! Et j’ai dû me battre pour changer ça. Il faut éviter de générer un climat d’incertitude sans raison fondée parce que cela stresse beaucoup les enfants et les parents. Je m’étais engagée à l’époque, et je m’engage encore, à ce qu’il y ait au moins une semaine entre la prise de décision et la fermeture effective des classes, si cela devait de nouveau arriver. C’est important de le rappeler pour éviter cette logique des gros sacs. Ce qui est important, c’est cette continuité et cette stabilité.
Peut-on vraiment affirmer que l’école est stable en temps de Covid?
Oui, je crois que la crise a pour l’instant démontré que l’institution scolaire est l’un des piliers les plus solides de notre société. C’est celle qui tient notre société ensemble, même dans une crise comme celle-là, qui reste ouverte, et qui poursuit ses objectifs. J’ai fait un bilan pédagogique fin janvier et je peux vous assurer que les résultats sont similaires à ceux des autres années, avec évidemment quelques élèves qui ont des retards. On sent la solidité de tous les membres de cette grande institution.
Rappelons toutefois que cette solidité est uniquement due à votre décision de maintenir les classes ouvertes. Sans cela, l’institution ne serait pas si solide que ça…
Ma détermination et celle de l’ensemble du Conseil d’Etat de maintenir les écoles ouvertes jouent bien sûr un rôle. Mais je peux garder le cap car il existe une cohésion entre le politique et l’institution. En effet, bien que fatigués, les enseignants ont fait preuve d’une solidité exemplaire et de peu d’absentéisme.
Sur le plan personnel, comment avez-vous vécu cette crise avec vos deux filles?
C’est vrai que je recevais des courriers de parents qui n’osaient pas envoyer leurs enfants à l’école… Sur le moment, moi aussi, j’ai eu des questionnements et des doutes pour mes deux filles. Mais, derrière ces doutes, je me suis rappelée qu’il y a des enfants qui partent à l’école en courant, non pas parce qu’ils sont en retard, mais parce que l’école les met en joie. Même si l’école est parfois pénible pour eux, car ils font l’apprentissage de l’autorité, il n’en demeure pas moins que c’est le seul endroit où ils peuvent voir leurs amis au quotidien.
Vos filles vous ont-elles demandé de retourner en cours?
Oui, elles me l’ont dit. Par contre, cela ne les aurait pas dérangées d’avoir une semaine de plus de vacances aux relâches. Mais voilà, c’est une pondération à faire et il est essentiel de penser aux besoins de l’ensemble des enfants face à cette crise. C’est aussi la raison pour laquelle je trouvais qu’il était important que les rives du Lac rouvrent. J’ai toujours pensé – et c’était une spécificité vaudoise qui a ensuite été reprise au niveau fédéral –, que les activités sportives et culturelles devaient être maintenues pour les jeunes jusqu’à 20 ans, au moins. Car c’est leur bouffée de respiration. Là, les jeunes étouffent. Il faut juste voir que la situation est particulièrement lourde pour eux, car ils sont à des stades de développement où l’échange direct quotidien hors cadre familial est essentiel à leur intégration sociale. Mais la société est confinée en tout point. Ce n’est pas bon pour eux et, malgré tout, ils contribuent à sauver des vies.
Que voulez-vous dire?
Avec ce que les jeunes subissent, alors que la maladie les concerne assez peu sur un plan physique, ils ont une attitude exemplaire pour les générations qui les précèdent. C’est un message qu’il faut faire passer. Ils font un travail citoyen et collectif qu’aucune autre génération n’a fait depuis la dernière guerre. Et ça, je pense que cela va les marquer en bien.
Qu’est-ce qui va marquer les jeunes: le sacrifice ou leur patience?
Ce n’est pas un sacrifice, mais un effort conséquent sur plus d’un an. Jamais on n’a demandé à des élèves de porter des masques toute la journée et de ne pas se rassembler. Aujourd’hui, je vois bien qu’ils en ont marre. Je vais tous les quinze jours dans un établissement scolaire différent et dans une classe pour discuter avec eux. Et c’est ce qui revient constamment.
En parlant de sacrifice, avez-vous dû sacrifier votre vie de famille pour gérer cette crise?
Non, on a trouvé un équilibre depuis longtemps. Mes filles savent que je suis souvent absente et j’ai la chance d’avoir un conjoint qui s’occupe d’elles. On arrive toujours à se réserver des moments privilégiés. Au niveau du travail, je dirais que les responsabilités sont plus lourdes, même si elles ont toujours été importantes. Par contre, la crise a chamboulé l’agenda politique et on est entrés en gestion de crise permanente depuis mars 2020. Par exemple, on a une task force Covid pour le département, deux fois par semaine. Ce sont des séances et des décisions en plus.
La tension au travail a dû grimper d’un cran…
On sent qu’il y a plus d’irritabilité et de fatigue. Je ne dirais pas qu’il y a une dépression collective au sein de la société, mais il y a des questionnements collectifs existentiels autour d’une crise qui pèse beaucoup sur la santé psychique et la condition sociale des gens.
Cette ambiance pèse-t-elle sur votre moral?
Non, car j’ai acquis une expérience certaine de la gestion de crise et, en étant à la tête d’un département, je dois en gérer tout le temps. La seule différence est qu’elles ne sont d’habitude pas d’une telle ampleur, et heureusement! Mais, en fait, vous savez, je suis assez optimiste. Je pense qu’il y a aussi des choses positives que l’on peut retirer de cette crise.
Avez-vous un exemple?
Dans mon domaine, je pense à l’éducation numérique. Il est vraiment essentiel qu’on la mette en place dans ces prochaines années car la crise actuelle démontre son importance. De manière générale, on a aussi appris à mieux communiquer. On a vu qu’on devrait se montrer plus proactifs, afin de créer une relation de confiance avec la population.
A l’inverse, avez-vous revu certains de vos projets qui auraient perdu de leur importance?
Non, en fait, les priorités que j’ai fixées à mon département ont été confirmées par la crise.
Donc aucune remise en question de votre part?
Non… Au contraire, je pense que ma remise en question réside dans la réalisation des grands projets de mon département. Parce que tout indique qu’il faut accélérer nos quatre chantiers: le concept 360 (donc le dispositif pour donner une réponse efficace à chaque besoin particulier des élèves); l’éducation numérique; la valorisation de la formation professionnelle (avec notamment une hausse de 1000 places d’apprentissage et l’élargissement des métiers qui nécessitent un CFC ou une AFP); et la consolidation de la voie générale, qui est l’axe faible de la loi sur l’enseignement obligatoire.
Cette crise vous a-t-elle montré vos limites?
Je dirais que les limites sont surtout physiques… Quand on fait dix heures au téléphone ou dix heures de vidéoconférence par jour, il arrive, à un moment donné, qu’on soit fatigué… Mais quoi qu’il arrive, je suis toujours revenue à Yverdon. J’ai un lit dans le département, mais je ne l’ai jamais utilisé.
Arrive-t-on à dormir quand on doit décider de la santé, voire de la survie de tout un canton?
J’y arrive toujours en tout cas (rires)! Mais, comme mes collègues du Conseil d’Etat, je cogite constamment. Néanmoins, j’ai toujours considéré que pour faire de la politique, il faut déjà se sentir bien par rapport à ses responsabilités, à sa capacité de faire avancer l’intérêt général, à sa vie familiale et amicale. Sinon, les décisions ou la manière dont vous réceptionnerez les contrariétés ne sera pas bonne.
Pourtant, le Conseil d’Etat n’a pas été épargné par les critiques…
Evidemment, on prête le flanc à la critique car la situation est profondément inhabituelle et que les gens sont fatigués. Mais on ne peut pas en vouloir au politique de prendre des décisions. On a assumé nos responsabilités. Mais je sais aussi que nous sommes observés de manière rapprochée. Il y a probablement des choses que l’on n’a pas faites justes, mais les décisions prises aussi bien par le Conseil d’Etat qu’au sein de mon département ont toujours été basées sur la volonté de réduire autant que faire se peut l’impact de la pandémie sur la santé des Vaudoises et des Vaudois, ainsi que sur leur situation économique et sociale.
Les critiques ne vous atteignent-elles pas?
Les critiques constructives et argumentées m’interpellent et me font avancer. Par contre, je suis complètement inoxydable face aux insultes ou provocations postées sur les réseaux sociaux. Cela fait partie de mon éducation numérique. On anticipe toujours les effets de nos décisions, mais ces effets ne sont pas nécessairement le nombre de likes sur Facebook. Quand on a la chance d’être élu, il faut garder la tête froide et penser à l’intérêt général.
Etiez-vous prête pour une telle pression?
Tout le monde a dû s’adapter. Normalement, avant de prendre une décision politique importante, je dispose du recul suffisant et je consolide. Mais là, avec la crise, on avait l’impression que quoi qu’on fasse, cela allait être forcément faux aux yeux de certains… Que les effets seraient nombreux sans que l’on puisse les prévoir dans leur intégralité. Et ça, c’était nouveau.
Comment avez-vous fait pour gérer cette nouvelle impression?
Heureusement, on est sept au Conseil d’Etat. C’est là où l’on voit à quel point le système suisse est formidable. On confronte les avis jusqu’à dégager la meilleure solution, ou du moins celle que tous peuvent porter. Une des choses qui ressort de cette gestion de crise est le fait que le collège gouvernemental fonctionne bien.
D’accord, mais vous étiez seule à prendre la claque concernant les écoles et la culture?
(Rires). Oui, mais on est d’autant plus fort pour les recevoir qu’on sait qu’on a le soutien de ses six collègues. Dans le contexte actuel, je peux vous assurer qu’on a pris les décisions sur les restaurants ensemble et on a aussi reçu les critiques ensemble.
«La détresse des artistes me heurte profondément»
Outre sa casquette de cheffe de la formation, Cesla Amarelle gère également la culture vaudoise. Un secteur qui a subi de plein fouet la crise au point de faire émerger un profond dysfonctionnement structurel.
Madame la conseillère d’Etat, qu’est-ce qui vous a le plus manqué durant cette période de disette culturelle?
Même si je suis sensible à toutes les formes de la vie culturelle, si riche dans notre canton, je dirais le théâtre. Dans la famille, on est fans de la Compagnie du Cachot, d’Yverdon, notamment. Sinon, durant la crise, j’ai énormément lu, mes filles, mon mari et mes amis aussi. C’est quelque chose qu’on ne faisait plus aussi intensément, mais c’était presque tout ce qu’il nous restait en termes de culture.
Comment avez-vous ressenti la détresse des artistes qui étaient aux abois?
Personnellement, elle me heurte profondément. Cela me touche de voir l’élan des musiciens et des comédiens brisé alors qu’ils se donnent avec tant de générosité sur scène. Mais en même temps, c’est une période qui est peut-être aussi salutaire pour la culture, car j’entends de plus en plus de gens qui ressentent profondément ce manque alors qu’ils n’allaient pas forcément au théâtre ou voir un concert auparavant. La crise a démontré le rôle fondamental que jouent les artistes pour notre bien-être collectif.
S’ils ont un rôle si important, pourquoi ne pas avoir davantage soutenu ces artistes qui se sont retrouvés sans aide et sans moyen de gagner leur vie?
C’est pour cela que nous avons créé et débloqué des bourses de recherche, en sus des aides d’indemnisation pour les annulations. L’idée était d’attribuer rapidement et facilement une aide pour qu’ils puissent travailler et tenir encore quelques mois. Plus de 500 artistes ont obtenu ces bourses, une première en Suisse.
Etes-vous inquiète pour la précarité du statut d’artiste en Suisse?
Oui, bien sûr. La crise jette un aspect cru sur notre politique culturelle et met en lumière toute la fragilité des métiers de la culture. Elle pose une question sociale au sens fort du terme. Les artistes évoluent dans un contexte fragile, peu protégé, souvent mal payé, comptant sur des bénévoles dévoués et un mécénat de plus en plus volatile. La précarité des artistes est un réel problème et sera une priorité politique pour les années à venir.
Pourtant, cela fait des années que l’on entend les artistes dénoncer ce problème, en vain…
Oui, c’est vrai. C’est pourquoi il s’agit à la fois d’une crise existentielle et sociale. Une double crise que l’on va devoir empoigner ces prochains mois. Confédération, Cantons et Villes doivent donner des réponses politiques. La première échéance est la votation sur la loi Covid le 13 juin. Et je tiens à préciser que Vaud est le 3e canton qui donne le plus à la culture.
Un gros budget mais qui est dilapidé dans des subventions. Or, il semblerait que ce système ne réponde pas à tous les problèmes?
L’argent du contribuable n’est pas dilapidé, je vous rassure. Notre culture vaudoise est reconnue et représente une richesse infinie. Par contre, il existe effectivement un besoin de revoir certains mécanismes. On a un système de subventionnement très confortable où on fait une demande et l’état soutient en fonction de la qualité du projet. Et puis là, on se rend compte que la politique publique de la culture autour du simple subventionnement ne suffit plus, car tout ne peut pas être lié à la production. Il faut réfléchir à un vrai statut d’artiste et à une aide adéquate.
Sentez-vous la pression des milieux culturels pour une refonte de votre politique?
Je dirais qu’il s’agit plus d’une attente que d’une pression parce que les artistes sont des gens, comment dire (elle marque une pause)… plus subtils. Et puis, je tiens aussi à souligner le fait que les milieux de la culture ont été exemplaires durant toute la crise.
En tant qu’Yverdonnoise, vous savez que Sports 5 est en stand-by. Que pouvez-vous faire?
Le Conseil d’Etat suit très attentivement les développements à Yverdon, car la culture, pour une telle ville, est essentielle. C’est une capitale qui profite d’une composition socio-économique diversifiée et jeune, c’est pourquoi la culture est un important facteur de sérénité, de développement pour la jeunesse et de cohésion entre les générations. Ces dernières années, le Canton a clairement renforcé ses financements. Cela a été un travail que j’ai eu à cœur de faire, non pas pour créer des inégalités avec d’autres communes, mais parce qu’il y avait un retard à compenser par rapport à d’autres villes.