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Homme du bois, mais pas langue de bois
Photo: Claude Jaccard

Homme du bois, mais pas langue de bois

17 octobre 2020

La faîtière du bois célèbre une sacrée personnalité pour son édition 2020. Entrepreneur emblématique de la région, Francis Kurth se livre à La Région.

«Lorsque j’ai appris que je recevais le titre de Monsieur Bois 2020, j’ai été très surpris. C’est une récompense que l’on obtient plutôt lors de son départ à la retraite, pas à 80 ans. J’étais donc surpris et déçu. J’aurais pu recevoir cette distinction il y a un moment!» Dire de Francis Kurth qu’il a un fort caractère relèverait assurément de l’euphémisme. Alors que la section vaudoise de la faîtière des métiers du bois et de la forêt lui remettra cet après-midi le prix de «Monsieur Bois 2020», La Région a rencontré cet entrepreneur emblématique de la Cité aux deux poissons. Interview garantie sans langue de bois avec le représentant de la septième génération d’une dynastie de charpentiers.

Francis Kurth, vous décririez-vous comme un homme de caractère?

Oui, bien sûr. En tant que patron, j’étais sévère. Mais c’était toujours dans le souci de protéger mes hommes. J’étais dur, mais en même temps très proche d’eux. Charpentier est un métier qui peut être dangereux. Et pourtant, mon entreprise était reconnue pour son nombre d’accidents très bas.

Ce fort caractère ne vous a-t-il pas porté préjudice?

Non, je ne pense pas. Malgré ce tempérament, je suis quelqu’un de bon. Quand vous demandez aux gens dans la rue comment je suis, ils vous diront que j’ai beaucoup de caractère, mais pas que je suis méchant. Mes hommes me disaient souvent: «Merci d’avoir été sévère avec nous!» Ils savaient que sans ça, ils risquaient de perdre un ou deux doigts.

Si vous pouviez revenir en arrière, changeriez-vous quelque chose?

Professionnellement, rien du tout. Mon entreprise est l’exemple de ma vie. Ce n’est pas pour rien que je reçois ce prix aujourd’hui.

Et sentimentalement?

De ce côté-ci, j’ai eu moins de chance… On peut même dire que c’est un échec. Vous savez, j’ai quitté très tôt le cocon familial. Je n’ai pas le souvenir d’avoir reçu un bisou de ma mère. ça m’a manqué.

Pourquoi être parti si jeune?

J’ai quitté le nid parce que j’avais peur de tuer mon père. On avait un rapport très conflictuel. J’ai pris un sac à dos, emporté de quoi manger pendant trois jours et je suis parti de mon Jura natal sans le moindre sou dans la poche. Mais j’ai toujours été un touche-à-tout et je connaissais déjà le métier de charpentier sur le bout des doigts. Petit, j’ai observé ce qu’il se faisait chez moi et je l’ai copié. C’est comme ça qu’on apprend. J’ai donc réussi à trouver un employeur chez qui faire un apprentissage, avant de passer ma maîtrise à 26 ans.

Malgré vos différends avec votre père, vous vous êtes lancé dans le même univers que lui. N’est-ce pas paradoxal?

Charpentier c’est une passion pour moi. Je trempe dedans depuis que je suis tout gosse. C’est pour ça que j’ai choisi ce métier. Et c’est pour ça que j’ai continué à travailler dans mon entreprise jusqu’à 74 ans, même après l’avoir vendue au groupe Volet SA en 2008.

Vous êtes d’origine bernoise, né dans le Jura… pourquoi avoir choisi de vous implanter à Orbe?

Je me suis associé à Roger Troyon et je me suis installé dans le bourg. Il a été comme un père pour moi. À sa mort, je suis resté ici. Orbe est très bien située. Proche de tout, tout en restant dans une zone plutôt rurale. C’était idéal pour moi.

Qu’est-ce qui vous passionne tant dans cette profession?

Comme je le disais tout à l’heure, je suis un touche-à-tout. Le métier est assez diversifié. Et puis j’ai pu innover, imaginer de nouvelles techniques. J’ai par exemple développé une hache particulière qui est vendue dans l’Europe entière, mais ça reste du détail. Ce qui m’importait, c’était l’entreprise dans sa globalité. Cela dit, j’ai encore rêvé d’une nouvelle invention la semaine passée… il faudrait que je trouve quelqu’un pour m’aider à la concrétiser.

De quoi s’agit-il?

Oh, c’est trop complexe… il faudrait que je vous fasse un plan pour que vous compreniez.

Cet esprit d’innovation se retrouve aussi dans la maison que vous vous êtes construit.

Oui, il s’agit du premier loft du canton. Durant mon travail, je me disais: «Pourquoi créer des vestibules alors que les portes de toutes les chambres sont tout le temps ouvertes?» En plus, j’étais régulièrement appelé pour abattre des cloisons… Au moment d’imaginer cette demeure, en 1975, j’ai donc dessiné une seule grande pièce. Il a fallu dix ans pour la construire.

À part le bois, vous avez aussi d’autres passions?

J’ai fait cinq fois le tour du monde. D’ailleurs, j’ai bien failli implanter mon entreprise au Canada! Je suis aussi un grand amateur d’accordéon. Et j’aime aussi les belles mécaniques, que j’ai piloté sur circuit durant quelques années. Je suis un véritable touche-à-tout, même dans mes loisirs.

 

Francis Kurth en neuf dates

 

11 janvier 1940: Naissance à Porrentruy, dans le Jura.

1956: Quitte le nid familial, effectue son apprentissage et obtient sa maîtrise.

1963: Arrive dans le Nord vaudois, où il travaille chez Graber Charpente en tant que technicien, à Yverdon-les-Bains.

1971: S’associe à Roger Troyon, «comme un père» pour lui et s’installe à Orbe, à 31 ans. Roger Troyon mourra deux ans plus tard.

1975: Reprend l’entreprise à son nom, qui se nomme désormais Charpente Kurth. Commence à dessiner les plans de sa villa, «le premier loft du canton».

1990: Nouveau déménagement de l’entreprise dans la zone industrielle des Ducats, dans les locaux actuels.

2008: Vend l’entreprise, qui occupe quarante employés, à Volet SA. Reste encore six ans et lève gentiment le pied.

2014: Arrête définitivement de travailler dans l’entreprise.

2020: Est nommé «Monsieur Bois 2020» par Lignum Vaud, la faîtière des métiers du bois et de la forêt. Un prix que Francis Kurth «aurait pu recevoir plus tôt», selon le principal intéressé.